Suez-Gaz de France : et si la solution était du côté de la demande

A propos de la fusion Suez-GDF, il est question de la sécurité de nos approvisionnements en énergie. C’est un sujet stratégique : en dehors de l’hydro- électricité et des autres énergies renouvelables, y compris des potentiels importants sur les biocarburants, la France n’a plus sur son sol de ressources énergétiques. Elle doit équilibrer ses dépendances à l’égard de ses grands fournisseurs et, globalement, assurer aussi solidement que possible la concordance entre les fournitures et les besoins à lointaine échéance.

Mais qu’en est-il de ces « besoins » ? On les évalue systématiquement en hausse, à partir de projections de taux de croissance. L’idée est établie que, demain, il nous faudra plus de pétrole, plus de gaz, plus d’uranium, un plus large appel aux énergies renouvelables, pour répondre à la demande d’électricité des particuliers, des services, de l’industrie et de l’agriculture, pour le chauffage et la climatisation des immeubles, pour les transports.

Pourrait-on réduire sensiblement cette demande ? Tous les discours sur ces sujets commencent par un coup de chapeau aux économies d’énergie. Et on souligne que cet objectif rejoint la question des émissions de gaz à effet de serre. Des dispositions récentes, propres à la France ou transposant des directives européennes, ont manifesté une préoccupation en ce sens : incitations à l’achat d’équipements à basse consommation énergétique, affichage par le secteur automobile des émissions de CO2, encouragements fiscaux à l’utilisation des énergies renouvelables, etc. La loi sur l’énergie de 2005 a fixé un objectif ambitieux de baisse de nos émissions de carbone à dix ans. Malgré ses moyens réduits depuis quelques années, l’Ademe développe des campagnes et des projets pertinents. Mais ces incitations demeurent assorties de peu de moyens. Si on a un objectif à terme, la trajectoire est incertaine. Il n’est pas affiché de correction significative des prévisions globales de consommation à échéance de vingt ou trente ans. Les « besoins » pour lesquels la France cherche à sécuriser ses approvisionnements restent ceux de scénarios tendanciels.

Il est possible de changer sérieusement cette donne et de réduire, à échéance de vingt ans, notre consommation énergétique de l’ordre de 25 à 30 %. Une étude convaincante publiée récemment par la Chambre de commerce de Paris, sur un rapport de Christian Balmes, président de Shell-France, met en particulier l’accent sur les considérables gisements d’économie d’énergie dans les domaines du résidentiel, du tertiaire et des transports. Notre pays a ici des références : lors du premier choc pétrolier, c’est-à-dire à partir de 1974, une très vigoureuse politique de maîtrise de l’énergie a permis de « découpler » la croissance (qui était de l’ordre de 4 % par an) et la consommation d’énergie (qui a été stabilisée sur une période de dix ans). Magnifique résultat, obtenu par des incitations législatives, réglementaires, fiscales et financières, une grande attention portée à la formation des professionnels, une vraie politique d’isolation des logements, etc. Et une mobilisation des Français à travers des campagnes restées fameuses telles que « La chasse au gaspi »… Mais ce fut un feu de paille : les consommations d’énergie devaient remonter à nouveau dans les années 1980 et 1990.

Une nouvelle mobilisation générale est possible. Elle nécessite une volonté affirmée, c’est-à-dire une grande politique, qui surmonte les oppositions bien connues – depuis les producteurs d’électricité qui ont tout d’un coup découvert qu’il fallait investir à nouveau dans la production, jusqu’aux importateurs de 4×4, sans oublier ces campagnes publicitaires nous incitant à toujours consommer plus. Les marges de réduction de la consommation, tant d’électricité que de produits pétroliers, sont importantes, avec des temps de retour sur investissement parfois très courts, donc avec des coûts négatifs sur moyenne période. Isoler les immeubles, poser des doubles vitrages, renouveler les équipements d’éclairage ou de chauffage, mieux concevoir les constructions neuves afin de limiter la climatisation, accélérer la production de voitures hybrides, donner une priorité plus radicale aux transports en commun – autant de pistes pour lesquelles on peut faire un triple constat : la France est en retard ; de telles actions créeront beaucoup plus d’emplois que la construction de nouvelles centrales nucléaires ; mieux que toute autre solution, elles permettront à notre pays de contribuer à la protection du climat.

Surtout, cette grande politique de la demande réduira notre consommation, et donc nos appels à l’importation, de manière spectaculaire. Les travaux du Plan en 2002 avaient estimé que le scénario dit « S3 », à basse consommation, ramenait la demande finale de la France en 2020 à 151 millions de tonnes d’équivalent pétrole (Mtep), contre 195 Mtep en scénario tendanciel avec une hypothèse de croissance annuelle de 2,3 % et en évitant bien entendu toute dégradation de nos modes de vie. Ceci représente une économie de 23 %, qu’on peut estimer à plus de 30 % en 2030 si on prolonge les efforts, comme le fait le récent Livre vert de la Commission européenne. Ce chiffre considérable peut s’appliquer à nos besoins en diverses sources d’énergie, et au premier chef à nos importations de pétrole et de gaz. La donne est effectivement changée.

Face aux menaces de pénurie ou de la flambée des prix, le « desserrement des contraintes » ne saurait être recherché seulement par la sécurité des approvisionnements – et, accessoirement, par le nécessaire développement des énergies renouvelables. La maîtrise des consommations peut contribuer fortement à une moindre dépendance énergétique. Ce devrait être un volet majeur de la politique communautaire de l’énergie dont l’Europe a besoin.

Une action sur la demande aura d’autres vertus. Elle réduira le coût de nos importations énergétiques à des hauteurs qu’avec un baril à 50 dollars on peut estimer entre 3 et 5 mds de dollars par an. Elle ouvrira la voie à une économie globalement plus performante. Elle sera un pas vers des modes de consommation et de production plus sobres, en ligne avec le développement durable. Elle signifiera une participation plus large des citoyens, et non des seuls producteurs et distributeurs, à la solution d’un grand problème national et européen.

ROBERT LION est président d’Agrisud International, membre du Conseil national du développement durable.